Je me revois
Le ciel est d’un beau gris chaud sur Québec ce matin. Il doit rester une certaine moiteur dans l’air car les gens sont légèrement vêtus, ils vaquent à leurs occupations, les uns magasinent, d’autres montent la côte d’un pas franc, bien décidés à ne pas manquer le car du tour de ville.
Je ferme les yeux et me revois en 2010 sur l’île de Santorin avec mes petits enfants, ciel céruléen sur mer azur, toîts blancs immaculés, je me dis en moi-même qu’un être humain est fait de ses bonheurs, ses joies, ses peines, ses rencontres et ses meilleurs souvenirs.
Comme un grand vortex.
De mes plus lointains souvenirs je me rappelle que j’étais dans le Rhode Island avec mes sœurs ma mère et mon père, du Québec aux USA j’ai eu le mal des transports, ma mère découpait des petits morceaux de papier journal qu’elle me mettait sur le torse, je tenais aussi un cornet fait de ce même journal au cas où…
Il y avait sur le bord de la mer au haut de la plage, sur le boardwalk, un cirque avec une tente et des manèges. Je me souviens des odeurs de pop-corn, de barbe à papa et de clams-cakes. Mon père raffolait de ces biscuits aux mollusques et il voulait vraiment m’y faire goûter. Mon goût n’était pas fait à ce genre de nourriture frite et grasse, mon estomac de sept ans, le bruit, les lumières, les manèges, je sentais ma têtes tourner jusqu’au moment où il me fit monter dans la grande roue d’où je pouvais saisir tout le paysage d’un seul coup–d’œil, je me sentais aspirer par un grand vortex, je sentais mes pieds se dérober sous moi puis le grand bonheur est apparu. Je me suis soulagé sur les gens du siège d’en dessous.
Ces jours-ci, je sens le même vertige, le même vortex qui m’aspire, ce n’est pas les biscuits aux clams mais le melphalan, toute la journée j’espère au soulagement mais il ne peut-être que temporaire et médicamenté car ni mon estomac ni mon œsophage ne pourraient supporter de reflux sous peine de lésions.
NAUSÉES
Je sens mon corps se gonfler comme ce contenant de yaourt qui a passé une partie de la journée au soleil sur la tablette de la fenêtre. La membrane d’aluminium qui sert de bouchon est devenue toute bombée j’ai eu peur qu’il explose.
Je fais autant d’exercices que possible, sur le vélo stationnaire, avec des élastiques, des étirements, des redressements mais sans succès, la chimie est plus forte, pour l’instant…
Comme dans le pot de yaourt mes nouvelles cellules se transformeront en super cellules et je gonflerai dans quelques jours, comme Hulk Hogan, des épaules et des fesses plutôt que du bide, des pieds et des bajoues.
Le temps passe…
Confiné à une chambre d’hôpital, huitième étage avec vue sur l’ouest et le nord ouest de la ville de Québec j’ai le temps comme on dit. Ah! c’est une belle chambre, remise à neuf tout le confort moderne, je regarde passer les gens par la fenêtre panoramique, les touristes qui marchent à quatre de large sur le trottoir, les pressés qui les passent dans la rue, les jeunes filles qui descendent la côte du palais sur des souliers à talons trop hauts ou sur des sandales sans talon.
J’observe le personnel de l’hôpital faire son travail, organisé, méticuleux, à heure fixe sans trop perdre de temps.
Mais le temps est une donnée bien aléatoire, comment puis-je dire que j’ai le temps quand je ne connais pas le temps qu’il me reste.
Autrefois, lorsque je montais des films je mettais la pellicle entre deux plaques pleines, c’est-à-dire qu’on ne pouvait voir la quantité de film qui reste à l’intérieur des bobines. Celle de droite la réceptrice, celle de gauche le film à monter. Quand au début on tourne la poignée droite, le film progresse très lentement dans la visionneuse puis de plus en plus vite mais nous ne pouvons voir la quantité de pellicule qui reste dans la bobine gauche même s’il s’accumule à droite et que celle de gauche tourne de plus en plus vite.
Comme nous ne connaissons pas la durée de la séquence qui nous est impartie nous devons profiter de chaque rayon de lumière, des ombres, des visages, des sourires flous qui apparaissent sur la visionneuse, de même apprécier chacun des sons, des bruits, des murmures des soupirs. Même imaginer le souffle du vent dans les feuilles des arbres qui nous provient des écouteurs.
C’est mon quotidien ici au huitième étage de l’Hôtel-dieu, car comme le dit si bien mon ami Dominique, Cela m’ennuirait de mourir avant la fin de ma vie.
Que d’eau!
Vendredi 13 juillet 2012
Inexorablement la goutte tombe du sac de soluté passe par mon cathéter et entre dans mon corps, me charge comme un barrage, LG4, Les trois gorges, je me sens bouffi, gonflé, je ne me reconnais plus dans la glace, je ressemble au bonhomme Michelin j’ai pris 5,5Kg de liquide depuis mercredi même avec le diurétique… il paraît que les oncologues nous aiment bien juteux pour le temps que dure la greffe.
Hier, jour deux du traitement, l’oncologue m’a dit que mes défenses immunitaires baisseraient jusqu’au jour dix ou onze avant de remonter graduellement. Neuf jours où je devrai m’accrocher avant que les cellules ne commencent à se diviser, à recomposer ma moelle osseuse.
1-2-4-8-16-32-64-128…∞
Globules blancs, plaquettes, manger comme un marathonien quand on n’a pas faim, petit déjeuner à 7h30, diner à 12h00 et souper à 17h00 comment avaler toute cette bouffe déjà gonflé comme un ballon de baudruche, une dinde de thanksgivig, un cochonet de pâques.
La nutrionniste impose un certain nombre de calories jour sinon on vous gave comme une oie. Les cellules souches imposent leur rythme et ont besoin de carburant, ce sont les Bugattis de l’organisme
Melphalan
Anxieux des effets indésirables de la chimio, comme par exemple des ulcères buccaux, j’ai croqué 1,2l de glaçons. Il va sans dire que je n’avis pas envie de »popsicle ou de slush… » après ça.
La guerre a bel et bien débuté à l’intérieur de moi mais je ne sens rien, les cellules cancéreuses se font occire, les globules blancs ainsi que les plaquettes mais les médecins font tout ce qu’il leur est possible pour remplacer ma carapace, ils m’ont fait prendre de façon préventive : des cachets contre l’herpès buccal, du benadryl, du potassium pour mes reins, et on m’hydrate abondamment.
Je ne peux dès maintenant avoir de contacts directs, toute personne qui entre dans ma chambre par un sas, porte un masque et des gants. Je suis entré en état de neutropénie sévère.
Dans ma chambre il y a grand silence ce matin, je regarde par la fenêtre un paysage urbain calme, j’aperçois deux montgolfières voler au dessus de l’église Saint-Jean-Baptiste. Ma bulle de savon s’est transformée.
L’heure du grand « REBOOT »
10 juillet, 6h25
Je me sens triste, résigné, heureux, confiant. Ce matin c’est le début du grand REBOOT (redémarrage de mon organisme), une chimio très forte va envahir mes vaisseaux et anéantir les cellules cancéreuses qui s’y trouvent. Cette chimio ne fait pas de quartiers, elle tue tout sur son passage détruisant du coup mon système immunitaire. Je me retrouverai donc aussi vulnérable qu’un crustacé hors de sa carapace, qu’une bulle de savon lâchée dans l’atmosphère. Dans deux jours, 48 heures, on me réinjectera les cellules souches, déjà prélevées, que l’on avait congelé en 2008. Puis ce sera l’attente…
Greffe
Greffe
Après une attente de près de trois semaines j’ai été admis ce matin à l’Hôtel-Dieu de Québec pour une nouvelle greffe de cellules souches. Tous les examens ont été réalisés aujourd’hui pour connaître mon état de santé actuel et décider si mon corps supportera le stress de la chimio (melphalan) puis l’implantation des cellules. J’ai rencontré les équipes de cardiologues, d’oncologues, d’infectiologues, j’ai passé un électrocardiogramme, une échographie cardiaque, une radio des poumons, une autre des sinus.
Je suis donc assez en forme pour être soigné… alors on m’a implanté un cathéter. On me fera la greffe jeudi le 12 juillet et je subirai la chimio qui détruira les cellules cancéreuses demain le 10.